" Il leva la tête et me vit. Jamais je n'oublierai ce regard, le plus grave, le plus raisonnable regard de bête qui se soit levé jusqu'à moi. Plus de résignation, ni de sombre patience, plus de mélancolie venue des profondeurs d'un esclavage millénaire, mais une sorte de dignité animale, de conscience modeste, de bonté sans rancune. Non plus un regard de bête soumise, mais un regard de bête libre, de bête associée. Et, à travers cette grande prunelle glauque, glissaient aussi d'autres puissances. À peine y voyait-on flotter, comme un souvenir, ces molles nappes de prairies, l'esprit de la luzerne, du trèfle et du sainfoin qui enchantent les songes des ânes du commun endormis dans leurs pauvres écuries. Il y passait de plus vives couleurs : les reflets de la sauge à peine éclose, le violet tendre du thym de printemps, le rouge sanglant des racines mordues, et enfin cet or du genêt d'Espagne aux tiges sucrées que chargent impétueusement les jeunes abeilles. " [p 46]Henri Bosco - "L'âne Culotte" (1937)
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18 avril 2024
L'âne Culotte
5 avril 2024
L’humilité et la mer
30 mars 2024
Rien qu’une silhouette
”Je crois qu’on entend encore dans les entrées d’immeubles l’écho des pas de ceux qui avaient l’habitude de les traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l’on capte si l’on est attentif. Au fond, je n’avais peut-être jamais été ce Pedro McEvoy, je n’étais rien, mais des ondes me traversaient, tantôt lointaines, tantôt plus fortes et tous ces échos épars qui flottaient dans l’air se cristallisaient et c’était moi.” (Patrick Modiano)
21 mars 2024
Pages oubliées
Il y eut, à l’époque des conquêtes impériales par les mers, maintes chroniques de marins semblables à celles que firent les rescapés du Wager.
"Les auteurs se présentaient rarement, leurs compagnons et eux, en agents d’un système impérialiste. Ils étaient la proie de leurs propres luttes quotidiennes et de leurs ambitions, occupés à manœuvrer leur navire, à obtenir des promotions et à gagner de l’argent pour faire vivre leur famille et, en fin de compte, à leur survie. Mais c’est précisément cette complicité irréfléchie qui permet aux empires de prospérer. En fait, c’est exactement ce dont ces structures impériales ont besoin : des milliers et des milliers de gens ordinaires, innocents ou non, qui servent un système, qui se sacrifient même souvent pour lui, sans qu’aucun, ou presque, ne le remette jamais en question. [...]."
Le Wager (Wikipedia) |
"Les empires préservent leur pouvoir grâce aux histoires qu’ils racontent, mais celles qu’ils ne racontent pas sont tout aussi essentielles – les obscurs silences qu’ils imposent, les pages qu’ils arrachent."
David Grann - Les naufragés du Wager (2023)
20 mars 2024
Chasse au trésor
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Johan-Frédérik Hel Guedj
J’ai choisi cette lecture pour avoir retenu la passionnante aventure de l’Endurance (l’explorateur Shackleton) prisonnier des glaces antarctiques et lu les récits maritimes d’Edouard Peisson qui décrivent bien la manœuvre de navires propulsés par des chaudières à charbon, lorsqu’ils sont en danger de naufrage. Avec le Wager, nous reculons au 18e siècle, avec de magnifiques voiliers dont la taille et la vocation tranchait avec leur grande fragilité. Le chêne massif dont ils étaient faits est un matériau robuste, mais vulnérable à la corrosion des intempéries et de l’eau de mer. Au 17e siècle, on découvrit que certains navires étaient si vermoulus qu’ils risquaient de couler à leur mise à l’eau. Les vaisseaux de ligne devaient être reconstruits après chaque périple, car ils avaient une durée de vie moyenne de 14 ans.
David Grann, en bon journaliste, s’est remarquablement documenté, tant au plan technique qu’historique. Il a eu recours à des documents d’époque, journaux de marins, etc. ainsi qu'aux compétences de spécialistes (notes et bibliographie occupent 30% du volume).
Le Wager, en 1740, faisait partie d’une escadre de l’Empire britannique ayant pour mission de s’emparer du trésor d’un galion espagnol naviguant dans les mers du Sud. Pour ce faire, il fallait passer le cap Horn réputé pour ses terribles tempêtes, surtout en dehors de l’été austral. Notre navire n’y échappa pas et se fracassa sur les récifs d’une île - désormais île Wager - où se réfugièrent les naufragés.
S’ensuivirent les maux classiques, faim et mutineries - le commandant Cheap avait-il négligé le sort de ses marins afin de poursuivre à tout prix la mission de la Navy ? - auxquelles s’ajoutèrent les ravages du scorbut (cette maladie causée par un déficit en vitamines C tua alors plus de marins que les combats au canon, tempêtes, naufrages et autres maladies réunis).
Les survivants, ayant rafistolé des embarcations du Wager démantibulé, se scindèrent en deux groupes: l’un opta pour le retour à la maison et, emmené par canonnier dissident Bulkeley, remonta par le détroit de Magellan vers le Brésil, tandis que les fidèles au capitaine Cheap, avec l’aide d’indigènes, poursuivirent vers le Pacifique, espérant trouver l’armada espagnole sur l’île de Chiloé. Qu’auraient-ils pu entreprendre avec un seul canon et des mousquets ?
Le Centurion, navire principal de l’escadre, sous les ordres du commodore Anson, franchit le cap Horn et pourchassa le galion convoité jusqu’en mer de Chine. Il le maîtrisa et s’empara de son butin. La description du combat que se livrèrent les deux vaisseaux sont d’excellentes pages.
Le 15 avril 1746, une cour martiale siégea afin de juger les protagonistes de l’affaire du Wager : elle accoucha d’une souris. Les insurgés ainsi que le capitaine Cheap furent acquittés.
"[...] l’Amirauté avait certainement de bonnes raisons de vouloir voir cette affaire s’effacer des esprits. Exhumer et examiner l’ensemble des faits incontestables qui s’étaient produits sur l’île – les pillages, les vols, les flagellations, les meurtres – aurait fini par saper un principe fondamental par lequel l’Empire britannique tentait de justifier sa domination d’autres peuples : en l’occurrence, l’affirmation que ses forces impériales et sa civilisation étaient par nature supérieures. Et l’idée que ses officiers étaient des gentilshommes, et non des brutes."
L’auteur aborde dès lors les aspects politiques et économiques de cette histoire. À l’ère des grands empires, les navires marchands anglais étaient empêchés de commercer avec les ports d’Amérique latine contrôlés par l’Espagne. Les Anglais contournaient bassement cette interdiction en obtenant le droit de céder près de 5.000 esclaves africains par an dans les colonies espagnoles. Les marchands anglais se servaient dès lors de leurs navires pour acheminer en contrebande sucre et laine.
Pour rallier l'opinion en faveur d’une guerre qui étendrait leurs possessions coloniales et leurs monopoles commerciaux, les Britanniques utilisèrent la façade vertueuse de la guerre de l’oreille de Jenkins, considérée comme une fable par Edmund Burke.
Notons aussi que si Anson s’empara d’un butin conséquent de 400.000 livres lors de l'expédition contre le galion qui coûta la vie à 1300 fils d’Albion sur les 2000 que comptait l’escadre, soit une débâcle, cette guerre - l’aventure qu’on a lue ici n'en fut qu’un épisode - coûta 43 millions de livres au contribuable.
Je propose de poster prochainement un extrait du livre qui rejoint le cadre politico-économique esquissé dans les derniers paragraphes de ce billet.
3 mars 2024
Déluge de pixels
Ne tombons pas dans le catastrophisme ni dans le défaitisme, mais qu’il est saisissant ce passage d’un auteur dont le premier roman fait mouche.Aurélien, responsable du département Peintures au Louvre, est un être nostalgique que l’accélération des techniques numériques et l’empire du rendement financier dans les établissements culturels désespèrent.Voilà qu’il s’agit de restaurer la Joconde, de réduire les couches de vernis qui assombrissent le tableau. L’idée est de lui rendre un aspect plus fringant, plus proche de l’œuvre originale de Léonard de Vinci, et surtout d’amener un surplus rentable de visiteurs au musée - comme s’il fallait davantage de malaises dans les files en quête de selfies avec Lisa.Le roman est profond, moderne, humain, avançant des questions artistiques préoccupantes sur la conservation et la restauration des tableaux anciens, sur le rapport intime qu’on établit avec une œuvre. En outre, les soixante dernières pages raviront les fervents de rebondissements.
7 octobre 2023
Darwin et la philosophie
28 août 2023
Rideau pour le double
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Marie-Claire Pasquier
"Oh, obtenir par ses vœux que ce qui n'est pas soit, autrement que sur la page !" [p 306]
"Mais le lot de douleur qui nous est imparti n'est-il pas en soi assez insupportable pour n'avoir pas à l'amplifier par la fiction, pour n'avoir pas à donner aux choses une intensité qui, dans la vie, est éphémère et parfois même non perçue ? Pour certains d'entre nous, non. Pour quelques très, très rares rares personnes, cette amplification, qui se développe de façon hasardeuse à partir de rien, constitue leur seule assise solide, et le non-vécu, l'hypothétique, exposé en détail sur le papier, est la forme de vie dont le sens en vient à compter plus que tout." [p 170]
21 août 2023
De l'évolution, de la morale et du ruban de Möbius
"Ce faisant, la sélection naturelle a travaillé à son propre déclin (sous la forme éliminatoire qu'elle revêtait dans la sphère infracivilisationnelle), en suivant le modèle même de l'évolution sélective – le dépérissement de l'ancienne forme et le développement substitué d'une forme nouvelle : en l'occurrence, une compétition dont les fins sont de plus en plus la moralité, l'altruisme et les valeurs de l'intelligence et de l'éducation." [p.55]
L'on ne serait pas complet en ignorant les réactions soulevées par cet effet réversif : ainsi un article du philosophe Thierry Hoquet. Tout en reconnaissant le bien-fondé de l'argumentation humaniste de Tort, il juge la référence au ruban de Möbius plus médiatique que pédagogique et préférerait voir abordés les apports de la sociobiologie. Celle-ci désigne la recherche systématique des bases biologiques des comportements sociaux (génétique) en tentant de donner une explication de l’héritabilité des comportements ou des instincts.
14 août 2023
Papa de loin
"Ayant bouclé l’espagnolette, Fouquet s’assit à sa table, prit une feuille de papier. Il y avait longtemps qu’il aurait dû commencer par là, mais le sentiment éminent de la singularité de sa situation l’avait enfermé au centre d’un système où la personne de Marie ne sortait pas, au fond, du domaine des abstractions, qui est celui des idées, non des gestes. Quand il la voyait s’élancer sur la plage, dans son chandail difforme et démodé, c’était encore une délégation de soi-même qui courait à la mer et quand il la sentait offusquée par le sort, ce n’était pas pour elle qu’il souffrait, mais pour lui. La fibre paternelle qui sert à tricoter des chandails nouveaux, à prévenir les désirs, à deviner les secrets pour mieux les respecter, qui est abnégation et n’attend pas qu’on lui rende la monnaie, qui ne crée pas l’enfant à son image, se réduisait chez lui à la corde d’un violon qui s’émeut de son propre écho."
Antoine Blondin - "Un singe en hiver" (1959)
12 août 2023
Revenir à Ravina
Toute possibilité d'avenir reposait sur la capacité à tenir mon passé à distance durant quelques années, combien, impossible de le déterminer, un an, deux ans, dix ans, avant de le laisser revenir, ce passé, le moment venu et de pouvoir de nouveau fouler sans souffrance cette terre sèche et solitaire où poussent des caroubiers aussi grands que des maisons, des champs de marguerites et de crocus à perte de vue, les plus jolis buissons d'églantine de tout l'univers, des mûriers aux mûres aussi blanches que la lune, où les cigales éclatent à force de trop chanter dans une odeur d'herbe chaude, cette terre ingrate et merveilleuse où personne ne se rend jamais par hasard. Car rien ne vient ni ne retourne à rien. Pas même cette sorte d'angoisse d'orphelin, d'illégitime, de bâtard avec laquelle il me faudrait me débrouiller. Mais ça, on le comprend avec le temps. Avec l'expérience.
Giuseppe Santoliquido - "L'été sans retour" (Gallimard, 2021)
11 août 2023
Le village perdu
25 avril 2023
Lecture
Nous ne retournons jamais au même livre ni à la même page parce que, sous la lumière changeante, nous nous transformons et le livre se transforme, et nos souvenirs s'éclaircissent, deviennent obscurs et s'éclaircissent à nouveau, et nous ne savons jamais exactement ni ce que nous apprenons et oublions, ni ce que nous retenons. Ce qui est certain, c'est que la lecture, qui permet à tant de voix d'échapper au passé, les sauvegarde parfois pour un lointain avenir, où il se peut que nous en fassions un usage courageux et inattendu. [p 104]
Alberto Manguel - "Une histoire de la lecture" (Actes Sud, 1998) [traduit de l'anglais par Christine Le Bœuf]
D'après Quint Buccholz, 2006 |
11 avril 2023
L'or et les calepins
"On eût surpris ces personnages si respectueux des puissants du jour en les déclarant plus dangereux pour l’ordre établi que le Turc infidèle ou le paysan révolté ; avec cette absorption dans l’immédiat et dans le détail qui caractérise leur espèce, eux-mêmes ne se doutaient pas du pouvoir perturbateur de leurs sacs d’or et de leurs calepins. Et pourtant, assis à leur comptoir, regardant se dessiner à contre-jour la roide silhouette d’un chevalier cachant sous ses grands airs la crainte d’être éconduit, ou le suave profil d’un évêque désireux d’achever sans trop de frais les tours de sa cathédrale, il leur arrivait de sourire. À d’autres les bruits de cloches ou de bombardes, les chevaux fringants, les femmes nues ou drapées de brocart, à eux la matière honteuse et sublime, honnie tout haut, adorée ou couvée tout bas, pareille aux parties secrètes en ce qu’on en parle peu et qu’on y pense sans cesse, la jaune substance sans laquelle Madame Impéria ne desserrerait pas les jambes dans le lit du prince, et Monseigneur ne pourrait payer les pierreries de sa mitre, l’Or, dont le manque ou l’abondance décide si la Croix fera ou non la guerre au Croissant. Ces bailleurs de fonds se sentaient maîtres ès réalités."
Marguerite Yourcenar - "L'œuvre au noir" (1968)
Il n'y aura sans doute pas de billet ici sur ce grand roman (je viens de le relire), mais l'extrait enchaîne parfaitement avec le compte rendu précédent. Les banquiers de la Renaissance (Médicis, Fugger) gouvernaient sous main l'Europe du XVIe siècle.
10 avril 2023
Sortie d'Indochine
La guerre en Indochine, d'abord française, puis américaine au Vietnam, a coûté quatre cent mille morts du côté des forces « occidentales » et trois millions six cent mille Vietnamiens, autant qu'allemands et français réunis en 14-18. Vuillard écrit un pamphlet romanesque sur le fiasco français de cet engagement militaire (1946-1954). Il n'y avait aucun colon européen où eurent lieu les combats ; derrière les furieuses batailles où des hommes moururent, se cachaient des capitaux et des chiffres d'affaires : des sociétés anonymes françaises, celles des mines d'étain de Cao Bang, des charbonnages du Tonkin, des gisements aurifères d'Hoa Binh, etc.
Lors de la défaite de Diên Biên Phu, déjà lors de la bataille de Cao Bang (cinq mille morts), la banque de l'Indochine n'était plus là : "dès le début de la guerre, la banque avait discrètement arrêté d'investir, elle s'était très vite débarrassée de ses positions indochinoises, faisant transiter ses fonds vers des cieux plus cléments." À savoir le financement des corps expéditionnaires de l'armée française, pour s'enrichir d'une guerre qu'elle fuyait. Une fois le conflit meurtrier terminé, alors que militaires et politiciens avaient mené une guerre inefficace et menti sur les chances de victoires, la banque affichait une santé insolente.
"Il [Émile Minost, président de la banque de l'Indochine] se pencha en arrière, ferma les yeux, et soupira. Il entendait le vacarme de la circulation, sentit la voiture tourner à droite, freiner, puis repartir. Il rouvrit les yeux. Il passait la Seine, et il jeta un œil au flot gris. Ce n'étaient pas des monstres, se dit-il, c'étaient leurs fonctions qui exigeaient d'eux des sacrifices. Le holding de la banque représentait une concentration monstrueuse de pouvoir, que pouvait-on y faire ! D'un geste gracieux, il se lissa à nouveau la moustache, et le raffinement de sa personne lui sembla soudain plaider pour lui, comme un équivalent moral."
Le crépuscule de la politique coloniale française est incarné ici dans ce qui n'est pas vraiment un roman historique, mais une sorte de mise en scène de l'histoire. À côté de nombreuses figures peu reluisantes sous la plume de Vuillard, de Henri Navarre à de La Croix de Castries (couverture), en passant par John Foster Dulles, on retient deux visages : Pierre Mendès France affirmant à la tribune l'évidence de la décolonisation – "lorsque quelqu'un dit la vérité, c'est-à-dire tâtonne dans l'obscur, cela se sent" – puis Patrice Lumumba, dans un cadre différent, "une menace pour les intérêts américains [...] il y a entre son regard déterminé, sa peau noire, son insondable jeunesse et les circonstances de sa mort, une connivence insensée".
"Une sortie honorable", texte au dualisme appuyé – les puissants et les autres –, évoque des heures peu glorieuses avec une éloquence et une froide ironie qui ébranlent.