18 avril 2024

L'âne Culotte

" Il leva la tête et me vit. Jamais je n'oublierai ce regard, le plus grave, le plus raisonnable regard de bête qui se soit levé jusqu'à moi. Plus de résignation, ni de sombre patience, plus de mélancolie venue des profondeurs d'un esclavage millénaire, mais une sorte de dignité animale, de conscience modeste, de bonté sans rancune. Non plus un regard de bête soumise, mais un regard de bête libre, de bête associée. Et, à travers cette grande prunelle glauque, glissaient aussi d'autres puissances. À peine y voyait-on flotter, comme un souvenir, ces molles nappes de prairies, l'esprit de la luzerne, du trèfle et du sainfoin qui enchantent les songes des ânes du commun endormis dans leurs pauvres écuries. Il y passait de plus vives couleurs : les reflets de la sauge à peine éclose, le violet tendre du thym de printemps, le rouge sanglant des racines mordues, et enfin cet or du genêt d'Espagne aux tiges sucrées que chargent impétueusement les jeunes abeilles. " [p 46]

Henri Bosco - "L'âne Culotte" (1937)


Cette noble description donne l'image d'un animal venu du paradis : c'est le cas, car il vient du domaine des Belles-Tuiles, dans la montagne, où le vieux Cyprien, qu'on dit magicien ou sorcier, a fait un jardin comme un paradis sur terre. Pour le garçon rêveur Constantin, c'est l'endroit qu’il veut trouver, malgré l'interdiction de ses grands-parents. L'adolescent est élevé par eux à Peïrouré, en plaine, en compagnie d'un pâtre, d'une servante et d'une petite orpheline appelée Hyacinthe. Il ne tarde pas à apprendre que celle-ci se rend souvent à Belles-Tuiles. Un beau jour, l'âne Culotte guide Constantin là-haut : "... je faisais corps avec l'âne ; sa chaleur se glissait tout le long de mes cuisses et passait dans mes reins ; le jeu du moindre de ses muscles était sensible aux miens. Il ne marchait plus ; je marchais moi-même, et nous formions comme un grand être tiède touché par le printemps, un quadrupède humain, heureux de voyager sous les pins et les rouvres, dans l'éclosion du pollen roux et le parfum de la résine." [p 47]

Le récit a pour décor les paysages du Lubéron, terre magnifique de paysans et vignerons qu'affectionne l'auteur. Il est étonnant de voir ce conte [illustré par Philippe Mignon, 1983] publié dans la collection Folio Junior, sous prétexte, sans doute, que s'y promène un âne qui porte culotte. Car il s’agit d’un texte énigmatique, fabuleux et mystique, dont l'intelligence peut ne pas se révéler d'emblée à un esprit trop jeune.
Est-il possible de réaliser un paradis hors le ciel prêché par l'abbé Chichambre ? Où peut mener cet orgueil ? Des questions au cœur du livre d'Henri Bosco.

Suite à quelques transgressions, le monde idyllique de Belles-Tuiles apparaît soudain désenchanté. L'âne est devenu un âne comme un autre. Puis cette phrase "On ne retrouva jamais Hyacinthe" [p 163] hante le lecteur. Il espèrera dès lors découvrir ce qu'est devenue l'étrange fille, proche de Constantin, en se tournant vers les suites de ”L’âne Culotte” : "Hyacinthe" (1940) et "Le jardin d'Hyacinthe" (1945)

Ces deux volumes, moins accessibles, complètent le premier récit pour former une trilogie. Ils côtoient le songe, le souffle de l'Esprit et une quête de la pureté – encore et toujours le paradis dont Hyacinthe serait le symbole. Henri Bosco s'est exprimé sur son personnage : « [Hyacinthe] est mon livre clef et je l’ai écrit non point pour faire un livre, mais pour fixer par écrit à mon usage, un état d’âme, qui fut mien, et dont j’essaie de me dégager. Plus je vis plus je me persuade que l’œuvre d’un écrivain digne de ce nom est en quelque sorte le journal de ses progrès spirituels » (Lettre à Edmond Jaloux 9 juillet 1942).

J'ai lu une quarantaine de pages de ce second opus, puis l'ai mis de côté, considérant cette lecture peu appropriée à mes aspirations du moment. J'y retournerai. Le style de Henri Bosco est sublime et le niveau de ces textes mérite mieux qu'un survol.

Afin d'édifier le lecteur sur la trilogie, le site "Université Côte d'Azur" présente chacun des titres de façon concise et pénétrante.

Illustration Philippe Mignon

5 avril 2024

L’humilité et la mer

 

Il ne faut plus présenter ce classique d’Hemingway (1952). En le relisant, j’ai pu mesurer sa portée qui en fait un des grands livres de la littérature américaine. Santiago, le vieux pêcheur, n’a pas pris de poisson depuis des semaines et à l’aube du 85e jour, il pousse son petit bateau plus loin en mer. La photo de couverture du Folio en dit un peu plus [Spencer Tracy dans le film de John Sturges], mais lisez jusqu’au bout, car la mer est imprévisible.

Traduction de l’anglais (États-Unis) et présentation récentes (2017) sont de Philippe Jaworski. La préface de ce dernier ne porte pas sur la nature allégorique, la morale et les ambiguïtés du récit, mais il fait néanmoins émerger un enseignement éthique : ” la sagesse réside dans l’humilité  [p.9]
Le pêcheur s'interroge ”Qu'est-ce qui t’a fait perdre ? ” et il répond tout haut : ”Rien. Je suis allé trop loin.” [p.130] : l’histoire est marquée du sceau de la transgression. Une apaisante résignation imprègne les dernières pages.

Le traducteur expose les problèmes que pose une version française du texte d’Ernest Hemingway. Outre le rappel de la technique objectiviste de l’Américain - "la prose est débarrassée de tout ce qui pourrait trahir la présence d’un observateur[p.13] -, certaines considérations sont significatives : ainsi remplacer les nombreuses répétitions ("old man”, ”the boy”, ...) par une variété de synonymes français ”serait prêter au personnage ou au narrateur une habileté, voire une virtuosité linguistiques qui n’appartiennent pas au roman”. 
Jaworski clarifie les procédés narratifs d’Hemingway et l’on s’instruit de cette écriture un peu fruste grâce à des explications concises. 

Conseil : il me semble préférable de parcourir la préface après la lecture du roman.

30 mars 2024

Rien qu’une silhouette



”Je crois qu’on entend encore dans les entrées d’immeubles l’écho des pas de ceux qui avaient l’habitude de les traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l’on capte si l’on est attentif. Au fond, je n’avais peut-être jamais été ce Pedro McEvoy, je n’étais rien, mais des ondes me traversaient, tantôt lointaines, tantôt plus fortes et tous ces échos épars qui flottaient dans l’air se cristallisaient et c’était moi.” (Patrick Modiano)

Guy Roland est amnésique, sa quête est de se trouver à partir de bribes éparses : des noms, des lieux, des témoignages vagues et incomplets, des photos, des indications de Bottins et annuaires, des adresses dans les rues de Paris, si chères à l’auteur. 
Si l’on est désappointé par Modiano, ce peut être parce qu’il paraît sans cesse tourmenté par l’absence, toujours à la recherche de fantômes. Ses errances engendrent davantage de vides que de trame. Ses impasses débouchent sur quelque chose de perceptible rien moins que palpable. L’extrait précédent en témoigne.

Si je l’ai apprécié, je ne me sens pas prêt à chroniquer ”Rue des Boutiques Obscures” (Goncourt 1978). Par contre, voici deux références que j’ai trouvées intéressantes : pourquoi il faut relire ce livre, selon Paule Constant, et l’autrice du blog ”sur un livre perchée” qui y voit des échos chez Perec et Annie Ernaux.

21 mars 2024

Pages oubliées

Il y eut, à l’époque des conquêtes impériales par les mers, maintes chroniques de marins semblables à celles que firent les rescapés du Wager. 

"Les auteurs se présentaient rarement, leurs compagnons et eux, en agents d’un système impérialiste. Ils étaient la proie de leurs propres luttes quotidiennes et de leurs ambitions, occupés à manœuvrer leur navire, à obtenir des promotions et à gagner de l’argent pour faire vivre leur famille et, en fin de compte, à leur survie. Mais c’est précisément cette complicité irréfléchie qui permet aux empires de prospérer. En fait, c’est exactement ce dont ces structures impériales ont besoin : des milliers et des milliers de gens ordinaires, innocents ou non, qui servent un système, qui se sacrifient même souvent pour lui, sans qu’aucun, ou presque, ne le remette jamais en question. [...]." 

Le Wager (Wikipedia)
"Les empires préservent leur pouvoir grâce aux histoires qu’ils racontent, mais celles qu’ils ne racontent pas sont tout aussi essentielles – les obscurs silences qu’ils imposent, les pages qu’ils arrachent."  
David Grann -  Les naufragés du Wager (2023)

20 mars 2024

Chasse au trésor

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Johan-Frédérik Hel Guedj

J’ai choisi cette lecture pour avoir retenu la passionnante aventure de l’Endurance (l’explorateur Shackleton) prisonnier des glaces antarctiques et lu les récits maritimes d’Edouard Peisson qui décrivent bien la manœuvre de navires propulsés par des chaudières à charbon, lorsqu’ils sont en danger de naufrage. Avec le Wager, nous reculons au 18e siècle, avec de magnifiques voiliers dont la taille et la vocation tranchait avec leur grande fragilité. Le chêne massif dont ils étaient faits est un matériau robuste, mais vulnérable à la corrosion des intempéries et de l’eau de mer. Au 17e siècle, on découvrit que certains navires étaient si vermoulus qu’ils risquaient de couler à leur mise à l’eau. Les vaisseaux de ligne devaient être reconstruits après chaque périple, car ils avaient une durée de vie moyenne de 14 ans.

David Grann, en bon journaliste, s’est remarquablement documenté, tant au plan technique qu’historique. Il a eu recours à des documents d’époque, journaux de marins, etc. ainsi qu'aux compétences de spécialistes (notes et bibliographie occupent 30% du volume).

Le Wager, en 1740, faisait partie d’une escadre de l’Empire britannique ayant pour mission de s’emparer du trésor d’un galion espagnol naviguant dans les mers du Sud. Pour ce faire, il fallait passer le cap Horn réputé pour ses terribles tempêtes, surtout en dehors de l’été austral. Notre navire n’y échappa pas et se fracassa sur les récifs d’une île - désormais île Wager - où se réfugièrent les naufragés.

S’ensuivirent les maux classiques, faim et mutineries - le commandant Cheap avait-il négligé le sort de ses marins afin de poursuivre à tout prix la mission de la Navy ? - auxquelles s’ajoutèrent les ravages du scorbut (cette maladie causée par un déficit en vitamines C tua alors plus de marins que les combats au canon, tempêtes, naufrages et autres maladies réunis).

Les survivants, ayant rafistolé des embarcations du Wager démantibulé, se scindèrent en deux groupes: l’un opta pour le retour à la maison et, emmené par canonnier dissident Bulkeley, remonta par le détroit de Magellan vers le Brésil, tandis que les fidèles au capitaine Cheap, avec l’aide d’indigènes, poursuivirent vers le Pacifique, espérant trouver l’armada espagnole sur l’île de Chiloé. Qu’auraient-ils pu entreprendre avec un seul canon et des mousquets ?

Le Centurion, navire principal de l’escadre, sous les ordres du commodore Anson, franchit le cap Horn et pourchassa le galion convoité jusqu’en mer de Chine. Il le maîtrisa et s’empara de son butin. La description du combat que se livrèrent les deux vaisseaux sont d’excellentes pages.

Le 15 avril 1746, une cour martiale siégea afin de juger les protagonistes de l’affaire du Wager : elle accoucha d’une souris. Les insurgés ainsi que le capitaine Cheap furent acquittés.

"[...] l’Amirauté avait certainement de bonnes raisons de vouloir voir cette affaire s’effacer des esprits. Exhumer et examiner l’ensemble des faits incontestables qui s’étaient produits sur l’île – les pillages, les vols, les flagellations, les meurtres – aurait fini par saper un principe fondamental par lequel l’Empire britannique tentait de justifier sa domination d’autres peuples : en l’occurrence, l’affirmation que ses forces impériales et sa civilisation étaient par nature supérieures. Et l’idée que ses officiers étaient des gentilshommes, et non des brutes."

L’auteur aborde dès lors les aspects politiques et économiques de cette histoire. À l’ère des grands empires, les navires marchands anglais étaient empêchés de commercer avec les ports d’Amérique latine contrôlés par l’Espagne. Les Anglais contournaient bassement cette interdiction en obtenant le droit de céder près de 5.000 esclaves africains par an dans les colonies espagnoles. Les marchands anglais se servaient dès lors de leurs navires pour acheminer en contrebande sucre et laine.

Pour rallier l'opinion en faveur d’une guerre qui étendrait leurs possessions coloniales et leurs monopoles commerciaux, les Britanniques utilisèrent la façade vertueuse de la guerre de l’oreille de Jenkins, considérée comme une fable par Edmund Burke.

Notons aussi que si Anson s’empara d’un butin conséquent de 400.000 livres lors de l'expédition contre le galion qui coûta la vie à 1300 fils d’Albion sur les 2000 que comptait l’escadre, soit une débâcle, cette guerre - l’aventure qu’on a lue ici n'en fut qu’un épisode - coûta 43 millions de livres au contribuable.

Je propose de poster prochainement un extrait du livre qui rejoint le cadre politico-économique esquissé dans les derniers paragraphes de ce billet.

3 mars 2024

Déluge de pixels


"Et il pensa que c’était justement ce qui terrifiait Léonard [de Vinci], le déluge, dont le maître était certain qu’il amènerait avec lui la fin des temps. Peut-être pas le déferlement d’eaux tourmentées et bouillonnantes qu’il avait dessiné dans les dernières années de sa vie au Clos Lucé, mais un torrent d’images continu, si abondant, si dense, qu’il deviendrait impossible d’en détacher le regard. Des milliards de formes et de couleurs, des milliards de pixels, agencés pour surprendre, étonner, captiver sans cesse, bombardés dans un flux intarissable et indigeste, une diarrhée dont on ne pourrait se soustraire à moins de renoncer à faire partie du monde. Et ce déluge aurait raison des hommes et de leur intelligence, de leur capacité à vivre et à être, de leur capacité à réfléchir et à s’émouvoir, de leur capacité à aimer. Il les détournerait des choses vraies, les obligeant à voir à travers un écran pour qu’ils n’aient plus jamais à lever la tête, courbant leurs nuques, figeant leurs regards dans la même direction pour l’éternité." 
(Paul Saint Bris - L’allègement des vernis

Ne tombons pas dans le catastrophisme ni dans le défaitisme, mais qu’il est saisissant ce passage d’un auteur dont le premier roman fait mouche.
Aurélien, responsable du département Peintures au Louvre, est un être nostalgique que l’accélération des techniques numériques et l’empire du rendement financier dans les établissements culturels désespèrent.
Voilà qu’il s’agit de restaurer la Joconde, de réduire les couches de vernis qui assombrissent le tableau. L’idée est de lui rendre un aspect plus fringant, plus proche de l’œuvre originale de Léonard de Vinci, et surtout d’amener un surplus rentable de visiteurs au musée - comme s’il fallait davantage de malaises dans les files en quête de selfies avec Lisa.
Le roman est profond, moderne, humain, avançant des questions artistiques préoccupantes sur la conservation et la restauration des tableaux anciens, sur le rapport intime qu’on établit avec une œuvre. En outre, les soixante dernières pages raviront les fervents de rebondissements. 

7 octobre 2023

Darwin et la philosophie

Intéressons-nous aux dernières pages de "L'effet Darwin" (Points Sciences, 2008) de Patrick Tort. Il nous faudra sans doute relire plusieurs fois cette partie du livre – "Darwin et la philosophie" – qui tient en deux feuilles. [pp 207-210]

Une logique matérialiste exige de connaître le développement d'un fait pour le comprendre. Patrick Tort estime que c'est ce que la philosophie persiste à ne pas faire. "En réalité, l'énonciation traditionnelle et l'éventail des notions de la philosophie butent sur ce qui fait la cohérence de la construction darwinienne, à savoir une logique matérialiste de la connaissance par l'origine qui exige de connaître le processus pour comprendre le fait [...]"

Il est obligatoire de sortir de la philosophie, où "règne un reliquat de métaphysique essentialiste susceptible de faire retour sous les termes figés de « transcendance », d'« universel », et d'« absolu »" – pour donner la réalité des processus. Un exemple : la philosophie a pu indéfiniment commenter et décrire la «liberté» sans qu'elle soit apte à décrire aucun processus concret d'acquisition de l’autonomie.

"... il n'y a chez Darwin d'autre transcendance réelle à la source du sentiment d'obligation morale que celle du collectif comme juge de la conduite de chacun" : c'est parce que l'homme se sait capable d'erreur, voire de retomber dans la bestialité, qu'il se crée des commandements collectifs. Le "tu dois" n'est pas le fait d'une instance extérieure énonciatrice de l'ordre (Kant).

"Ce n'est donc pas à la philosophie de rendre compte de la genèse de l'obéissance à la loi morale, ni du sentiment de la valeur. C'est [...] l'affaire d'une psychosociologie génétique et évolutive qui a été ébauchée par Darwin au début des années 1870, et qui aura besoin de Marx [avec sa théorie de l'aliénation, du fétichisme et des représentations collectives] et de Freud [avec sa théorie des pulsions, de la sublimation et du surmoi], ainsi que de toute l'anthropologie culturelle et de toute la critique historique, pour développer ses intuitions fondamentales. [...]. ... un peu de science permet parfois d'économiser beaucoup de philosophie." [p 210]

28 août 2023

Rideau pour le double

Traduit de l'anglais (États-Unis) par Marie-Claire Pasquier

Le narrateur Nathan Zuckerman – sorte de double de l'auteur Roth – est bien mal loti lorsqu'il décide de revenir à New-York pour une injection de collagène, dans l'espoir de pallier une incontinence urinaire due à un cancer. Caleçon en plastique, impuissance et mémoire défaillante : l'écrivain célèbre est un homme diminué. "Exit le fantôme" (2007) clôture le cycle Zuckerman, débuté en 1974.

Depuis le diagnostic de la maladie, onze ans auparavant, il s'était retiré à la campagne, loin de tout, fermé au monde et son actualité, avec de rares contacts avec le voisinage : ni télévision, ni ordinateur, mais la lecture, la musique. C'est donc en décalage avec son époque qu’il retrouve la ville – tout le monde a un téléphone portable à l'oreille – et il subit rapidement l'agitation intérieure au contact de personnes qui réveillent en lui l'être passionné et pugnace : coup de foudre pour Jamie, une jeune femme mariée ; rencontre avec Amy, la dernière compagne d'E. I. Lonoff – l'auteur qu’il a connu et révère ["Le Monde" suggère qu'on reconnaît la figure de l'écrivain Bernard Malamud] atteinte d'un cancer du cerveau ; puis le harcèlement d'un jeune écrivain ambitieux, détective littéraire caustiquement croqué, qui espère un soutien pour une biographie scandaleuse de Lonoff – "Une biographie, c'est une licence d'exploitation d'une vie, et qui est ce garçon pour prétendre détenir cette licence ?" [p 177].

Les soins chez l'urologue ne tardent pas à montrer leur vanité, tandis que les passions reprennent le dessus. Le plus pathétique est que le bougre doit d'abord mener ses combats contre lui-même et pourrait difficilement obtenir ce qu'il souhaite : l'inaccessible Jamie d'autant que son propre corps ne répond plus à ses désirs et la défense de l'honneur posthume d'un grand écrivain tombé dans l'oubli.
"Oh, obtenir par ses vœux que ce qui n'est pas soit, autrement que sur la page ![p 306]
Il trouve un exutoire dans l'écriture de conversations qui n'ont pas eu lieu entre Elle (Jamie, l'objet de la dévotion amoureuse) et Lui : "[...] la «Elle» imaginaire atteignant en plein cœur son personnage comme ne pourra jamais le faire la «elle» de la réalité". Ces passages totalement fantasmés sont inclus dans le texte. 
"Mais le lot de douleur qui nous est imparti n'est-il pas en soi assez insupportable pour n'avoir pas à l'amplifier par la fiction, pour n'avoir pas à donner aux choses une intensité qui, dans la vie, est éphémère et parfois même non perçue ? Pour certains d'entre nous, non. Pour quelques très, très rares rares personnes, cette amplification, qui se développe de façon hasardeuse à partir de rien, constitue leur seule assise solide, et le non-vécu, l'hypothétique, exposé en détail sur le papier, est la forme de vie dont le sens en vient à compter plus que tout." [p 170]
Un roman sur la dégradation du corps et de l'esprit, infortunes de l'âge. Avis très personnel, j'ai préféré le Roth de "La tache" (cycle Zuckerman) ou de "Un homme" (cycle Némésis), même si "Exit le fantôme" offre de belles observations sur l'écriture de fictions et les désagréments – c'est un euphémisme – de la vieillesse. 

Avec cet opus, le rideau tombe sur le double de l'auteur et on conserve le souhait de découvrir les épisodes antérieurs.

Un compte rendu de "Textes & Prétextes". Un article dans "Le Monde".

21 août 2023

De l'évolution, de la morale et du ruban de Möbius

Patrick Tort est linguiste, philosophe, historien des sciences, analyste de la dimension anthropologique de l’œuvre de Charles Darwin (1802-1889). Il est profondément humaniste.

Le "Que sais-je ?" [7e édition corrigée, 2022] illustré ci-dessus constitue une synthèse de la théorie de la sélection naturelle, dont il ne manque pas d'exposer les graves mésinterprétations, dérives inégalitaires telles que l'eugénisme, le racisme ou le darwinisme social d'Herbert Spencer, cher à la bourgeoisie industrielle anglaise de la fin du 19e siècle, qui voit la société comme un organisme où les moins adaptés doivent être éliminés, interdisant l'assistance aux défavorisés.

À l'encontre de ces dévoiements, il est important d'insister sur ce que Patrick Tort appelle l'effet réversif de l'évolution. On sait que la sélection naturelle fait en sorte que les individus les mieux adaptés survivent pour perpétuer une espèce dans un environnement donné : par exemple, les flamants roses survivent dans la région des lacs peu profonds, grâce à leur bec adoptant une forme qui permet de récolter la nourriture tête à l'envers. (cf S. J. Gould).

Douze ans après la publication de sa théorie, Darwin la poursuit de manière cohérente dans "La filiation de l'homme" (1871). Il constate qu'au sein de l'espèce humaine se sont progressivement développés des instincts sociaux, un accroissement du sentiment de sympathie et d'altruisme, sentiments moraux qui permettent l'organisation communautaire : la sélection naturelle n'est plus, à ce stade de l'évolution, la force principale qui gouverne le devenir des groupes humains, elle a laissé place à l'éducation. 
"Ce faisant, la sélection naturelle a travaillé à son propre déclin (sous la forme éliminatoire qu'elle revêtait dans la sphère infracivilisationnelle), en suivant le modèle même de l'évolution sélective – le dépérissement de l'ancienne forme et le développement substitué d'une forme nouvelle : en l'occurrence, une compétition dont les fins sont de plus en plus la moralité, l'altruisme et les valeurs de l'intelligence et de l'éducation." [p.55]
Ainsi, "sans saut ni rupture", la sélection naturelle selon Darwin a sélectionné son contraire, un ensemble de comportements sociaux antisélectifs et antiéliminatoires – au sens que revêt la sélection dans "L'origine des espèces" (1859) – et donc une éthique de la protection des faibles, contrairement à certaines extrapolations des travaux de Darwin. La forme nouvellement sélectionnée de l'évolution est avantageuse pour l'espèce humaine : "L'avantage nouveau n'est plus alors d'ordre biologique : il est devenu social.

L'auteur illustre cette inversion de l'évolution, cette transition de la nature à la civilisation et la culture, par l'image de l'anneau de Möbius. [*]
L'on ne serait pas complet en ignorant les réactions soulevées par cet effet réversif : ainsi un article du philosophe Thierry Hoquet. Tout en reconnaissant le bien-fondé de l'argumentation humaniste de Tort, il juge la référence au ruban de Möbius plus médiatique que pédagogique et préférerait voir abordés les apports de la sociobiologie. Celle-ci désigne la recherche systématique des bases biologiques des comportements sociaux (génétique) en tentant de donner une explication de l’héritabilité des comportements ou des instincts.

Patrick Tort a fait un livre plus fouillé sur les mêmes sujets : "L'effet Darwin" (2008, Seuil). La dernière partie de ce livre, "Darwin et la philosophie", qui tient en quatre pages, propose une réflexion très intéressante : cette discipline est résolument remise à sa place, si j'ose dire. Un court aperçu prochainement.


[*] Placez le doigt en un point du bord du ruban et déplacez-le le long de ce bord : vous revenez toujours au même point. Le ruban n'a qu'un bord et une seule face.

14 août 2023

Papa de loin

 

[Le père de Marie, fillette en internat dans un village côtier normand, y séjourne
afin de la rencontrer. Hésitant, il observe l'enfant durant ses sorties]
"Ayant bouclé l’espagnolette, Fouquet s’assit à sa table, prit une feuille de papier. Il y avait longtemps qu’il aurait dû commencer par là, mais le sentiment éminent de la singularité de sa situation l’avait enfermé au centre d’un système où la personne de Marie ne sortait pas, au fond, du domaine des abstractions, qui est celui des idées, non des gestes. Quand il la voyait s’élancer sur la plage, dans son chandail difforme et démodé, c’était encore une délégation de soi-même qui courait à la mer et quand il la sentait offusquée par le sort, ce n’était pas pour elle qu’il souffrait, mais pour lui. La fibre paternelle qui sert à tricoter des chandails nouveaux, à prévenir les désirs, à deviner les secrets pour mieux les respecter, qui est abnégation et n’attend pas qu’on lui rende la monnaie, qui ne crée pas l’enfant à son image, se réduisait chez lui à la corde d’un violon qui s’émeut de son propre écho."
Antoine Blondin - "Un singe en hiver" (1959) 

Pourquoi lit-on un roman dont on a vu au moins trois fois l'adaptation d'Henri Verneuil au cinéma ? Les personnages ont forcément la tête des acteurs, Gabin, Belmondo, y compris Noël Roquevert, le marchand de fusées d’artifice et Suzanne, c'est bien Suzanne Flon, et on les retrouve avec sympathie, parce qu'on les aime bien ces gens de Tigreville (Villerville de fait). Et puis la curiosité, comment Blondin a-t-il développé son histoire, est-ce le film qui porte le livre ? Aurait-on apprécié le roman sans le film ? Il est certain que le passage proposé ci-dessus n'est pas formulé au cinéma. 
On ne répondra pas formellement à tout cela, mais quoi qu'il en soit, il arrive que le livre et le film nous aillent comme un gant.

12 août 2023

Revenir à Ravina

Toute possibilité d'avenir reposait sur la capacité à tenir mon passé à distance durant quelques années, combien, impossible de le déterminer, un an, deux ans, dix ans, avant de le laisser revenir, ce passé, le moment venu et de pouvoir de nouveau fouler sans souffrance cette terre sèche et solitaire où poussent des caroubiers aussi grands que des maisons, des champs de marguerites et de crocus à perte de vue, les plus jolis buissons d'églantine de tout l'univers, des mûriers aux mûres aussi blanches que la lune, où les cigales éclatent à force de trop chanter dans une odeur d'herbe chaude, cette terre ingrate et merveilleuse où personne ne se rend jamais par hasard. Car rien ne vient ni ne retourne à rien. Pas même cette sorte d'angoisse d'orphelin, d'illégitime, de bâtard avec laquelle il me faudrait me débrouiller. Mais ça, on le comprend avec le temps. Avec l'expérience.

Giuseppe Santoliquido - "L'été sans retour" (Gallimard, 2021)


11 août 2023

Le village perdu

Je ne connaissais pas du tout cet écrivain d'origine italienne, né près d'ici (Liège Seraing) et il est amusant de noter que j'ai trouvé ce roman à trois cents mètres, au hasard de la bibliothèque du quartier. Giuseppe Santoliquido, écrit en français, ne vit pas de sa plume, mais ses qualités m'ont touché, grâce à sa poésie et une grande sensibilité, le soin prêté à l'écriture qui, malgré quelques longueurs, vaut largement celle d'auteurs plus renommés.

Le cadre partiellement imaginaire du roman, les personnages et le village italien dans la Basilicate où il situe le récit, s'inscrivent dans une histoire criminelle qui eut lieu dans les Pouilles en 2010, la disparition de Sarah Scazzi, quinze ans. Il serait dommage de s’enquérir d'informations sur ce fait divers au risque de gâcher la part de tension et d’incertitude d'une progression captivante bien maîtrisée par le romancier. Pour ma part, j'ai lu ce livre sans rien consulter du sujet pas plus que la quatrième de couverture ; dès les premières pages, j'ai apprécié la délicatesse du trait, les belles inspirations du Sud italien et l'aspect très humain dans lesquels baigne un récit qui ne tient finalement que peu, selon moi, du récit policier traditionnel au rythme généralement plus rapide. "L'été sans retour", nommé pour le prix des Lycéens, est présenté par l'écrivain dans une brève séquence filmée, de manière simple et authentique, un peu scolaire, mais très rafraîchissante en regard de certaines médiatisations littéraires.

Politologue spécialiste de l’Italie, essayiste, passionné par l'Afrique, Giuseppe Santoliquido est romancier et nouvelliste. "L'été sans retour" (2021) est le premier de ses livres à connaître un succès d'ampleur. Il y dénonce une presse italienne choquante, particulièrement la télévision, qui, lors des événements d’Avetrana, chercha surtout à faire du spectacle.

Chacun(e) trouvera son interprétation de cette histoire dramatique émaillée d'interrogations, de considérations amères, radieuses aussi quelquefois, du narrateur Sandro, personnage entièrement romanesque dont le rôle est marginal dans l'affaire criminelle qui se déroule dans le village, mais dont le regard porté sur ses acteurs est essentiel, car cette famille l'avait adopté à la mort accidentelle de ses parents : "J'essaie de comprendre après tant d'années. De percer ce manque de volonté qui empêche de résister à l'appel de la haine, retournant tant de belles âmes en une horde de soldats fielleux. Par moments, je me dis que c'est inutile. Que l'Homme est une énigme, dont les desseins du cœur demeurent enveloppés par d'épais mystères."

Le carnet et les instants" propose, par Joseph Duhamel, un portrait de l'écrivain ainsi qu'une recension de "L'été sans retour". Dans cette dernière, on peut écouter un passage lu par Santoliquido. J'en retiens cette phrase qui reflète l'un des sentiments marquants que m'a laissé le roman :

"Les hommes sont indissociables de la nature qui les a vus naître 
et dont ils sont le portrait le plus fidèle, effrayante de beauté et d’âge."

Un extrait prochainement.

25 avril 2023

Lecture

Nous ne retournons jamais au même livre ni à la même page parce que, sous la lumière changeante, nous nous transformons et le livre se transforme, et nos souvenirs s'éclaircissent, deviennent obscurs et s'éclaircissent à nouveau, et nous ne savons jamais exactement ni ce que nous apprenons et oublions, ni ce que nous retenons. Ce qui est certain, c'est que la lecture, qui permet à tant de voix d'échapper au passé, les sauvegarde parfois pour un lointain avenir, où il se peut que nous en fassions un usage courageux et inattendu. [p 104]
Alberto Manguel - "Une histoire de la lecture" (Actes Sud, 1998) [traduit de l'anglais par Christine Le Bœuf] 
D'après Quint Buccholz, 2006

11 avril 2023

L'or et les calepins

"On eût surpris ces personnages si respectueux des puissants du jour en les déclarant plus dangereux pour l’ordre établi que le Turc infidèle ou le paysan révolté ; avec cette absorption dans l’immédiat et dans le détail qui caractérise leur espèce, eux-mêmes ne se doutaient pas du pouvoir perturbateur de leurs sacs d’or et de leurs calepins. Et pourtant, assis à leur comptoir, regardant se dessiner à contre-jour la roide silhouette d’un chevalier cachant sous ses grands airs la crainte d’être éconduit, ou le suave profil d’un évêque désireux d’achever sans trop de frais les tours de sa cathédrale, il leur arrivait de sourire. À d’autres les bruits de cloches ou de bombardes, les chevaux fringants, les femmes nues ou drapées de brocart, à eux la matière honteuse et sublime, honnie tout haut, adorée ou couvée tout bas, pareille aux parties secrètes en ce qu’on en parle peu et qu’on y pense sans cesse, la jaune substance sans laquelle Madame Impéria ne desserrerait pas les jambes dans le lit du prince, et Monseigneur ne pourrait payer les pierreries de sa mitre, l’Or, dont le manque ou l’abondance décide si la Croix fera ou non la guerre au Croissant. Ces bailleurs de fonds se sentaient maîtres ès réalités."

Marguerite Yourcenar - "L'œuvre au noir" (1968)

Il n'y aura sans doute pas de billet ici sur ce grand roman (je viens de le relire), mais l'extrait enchaîne parfaitement avec le compte rendu précédent. Les banquiers de la Renaissance (Médicis, Fugger) gouvernaient sous main l'Europe du XVIe siècle.


10 avril 2023

Sortie d'Indochine

Difficile de dire si l'on sort plus indigné que dégoûté d'un tel livre. Éric Vuillard le conduit à son habitude avec une détermination véhémente, une rage presque, qu'il canalise en un texte cinglant et élégant.

La guerre en Indochine, d'abord française, puis américaine au Vietnam, a coûté quatre cent mille morts du côté des forces « occidentales » et trois millions six cent mille Vietnamiens, autant qu'allemands et français réunis en 14-18. Vuillard écrit un pamphlet romanesque sur le fiasco français de cet engagement militaire (1946-1954). Il n'y avait aucun colon européen où eurent lieu les combats ; derrière les furieuses batailles où des hommes moururent, se cachaient des capitaux et des chiffres d'affaires : des sociétés anonymes françaises, celles des mines d'étain de Cao Bang, des charbonnages du Tonkin, des gisements aurifères d'Hoa Binh, etc.

Lors de la défaite de Diên Biên Phu, déjà lors de la bataille de Cao Bang (cinq mille morts), la banque de l'Indochine n'était plus là : "dès le début de la guerre, la banque avait discrètement arrêté d'investir, elle s'était très vite débarrassée de ses positions indochinoises, faisant transiter ses fonds vers des cieux plus cléments." À savoir le financement des corps expéditionnaires de l'armée française, pour s'enrichir d'une guerre qu'elle fuyait. Une fois le conflit meurtrier terminé, alors que militaires et politiciens avaient mené une guerre inefficace et menti sur les chances de victoires, la banque affichait une santé insolente. 

"Il [Émile Minost, président de la banque de l'Indochine] se pencha en arrière, ferma les yeux, et soupira. Il entendait le vacarme de la circulation, sentit la voiture tourner à droite, freiner, puis repartir. Il rouvrit les yeux. Il passait la Seine, et il jeta un œil au flot gris. Ce n'étaient pas des monstres, se dit-il, c'étaient leurs fonctions qui exigeaient d'eux des sacrifices. Le holding de la banque représentait une concentration monstrueuse de pouvoir, que pouvait-on y faire ! D'un geste gracieux, il se lissa à nouveau la moustache, et le raffinement de sa personne lui sembla soudain plaider pour lui, comme un équivalent moral."

Le crépuscule de la politique coloniale française est incarné ici dans ce qui n'est pas vraiment un roman historique, mais une sorte de mise en scène de l'histoire. À côté de nombreuses figures peu reluisantes sous la plume de Vuillard, de Henri Navarre à de La Croix de Castries (couverture), en passant par John Foster Dulles, on retient deux visages : Pierre Mendès France affirmant à la tribune l'évidence de la décolonisation – "lorsque quelqu'un dit la vérité, c'est-à-dire tâtonne dans l'obscur, cela se sent" – puis Patrice Lumumba, dans un cadre différent, "une menace pour les intérêts américains [...] il y a entre son regard déterminé, sa peau noire, son insondable jeunesse et les circonstances de sa mort, une connivence insensée". 

"Une sortie honorable", texte au dualisme appuyé – les puissants et les autres –, évoque des heures peu glorieuses avec une éloquence et une froide ironie qui ébranlent.